Un texte de Martin Rahin à retrouver dans le deuxième numéro de Raskar Kapac.
« Jamais ne saute hors de ton ombre ! » me dit le proverbe gitan. En regardant la manche de cette femme se décoller lentement de la forme idiote de son corps projetée sur le mur par la lumière, l’interdiction pèse dans mon coeur.
Elle s’est séparée d’elle-même la femme folle, elle s’est oubliée. Les mains trop lourdes voudraient monter en prière, ses jambes voudraient l’emporter loin du mur auquel elle s’est mariée de naissance ; mais elle mourra assise, un œil tourné vers le ciel, un autre vers la terre.
Dans cette folle de Soutine, il y a l’idée qu’il se fait de la femme. Cette folle ou toutes les autres, endimanchées, poétesses ou lavandières, il les peint à l’abandon, désespérément humaines, il les peint folles. Aucune preuve que Soutine fut fou, il eut faim et connut la douleur, ce n’est pas encore la folie. Pourtant ses femmes, il nous les pose folles. Il nous les pose comme on pose un fardeau après une longue marche, sans aucun égard pour ce qu’il contient.
La femme chez Soutine c’est ce chaos, ce mouvement qui te regarde, qui se touche les mains, c’est une flaque, un monde, un continent qui lentement se déforme.
Pour cette femme, il est déjà trop tard, mais il reste le geste, celui d’arriver à la couleur par la lumière. Il n’y a que dans cette unique toile que Soutine s’attaque à une lumière extérieure rasante, lui qui travaille habituellement un rayonnement intérieur en halo typiquement expressionniste. Cette lumière a traversé les Pays-Bas de Rembrandt pour éclairer la face de celle que je regarde sauter hors de son ombre.
Dans ses épaules qui remontent, je vois l’enfant qui s’excuse d’être le pantin du passé, dans sa bouche tordue, le caprice de la bave, et dans ses cheveux tirés, un réflexe navrant de coquetterie.
Le plus terrible, c’est qu’il suffirait de l’appeler jeune enfant pour l’aimer comme un père.
Martin Rahin
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